“Est-ce que vous ne pourriez pas en profiter pour prendre un moment pour prendre soin de vous et guérir ?” me demande l’assistant social avant de m’écouter inutilement radoter ma motivation pendant le bref temps qu’il a à m’accorder. Faute de bonne gestion de budget, il se retrouve aussi psychologue. Il a quelque chose de froid et stérile; derrière une silhouette ronde aux couleurs chaudes se cache la lame acérée du scalpel social, qui découpe et trie pour me mettre dans la case des junkies trop déprimés pour fonctionner. Encore une fois. Le moment le plus agréable, dans ces rendez-vous, c’est la salle d’attente, avec un chat qui semble m’aimer autant que le mien. Je le dévore des caresses dont je suis privée.
La porte claquée je me retrouve seule avec la réalisation grandissante que l’échec que tout le monde attendait est arrivé. Pendant le rendez-vous, il a commencé à pleuvoir : les cyclistes portent des capes fluo et les rares passants des doudounes dont la capuche serrée crie au supplice. Tandis que j’avance vers le tram la pluie s’intensifie, je déteste le putain de cliché littéraire qu’est ma vie. Mes sacs m’empêchent de prendre mon parapluie, et mon écharpe se glisse lentement vers mes pieds, battant déjà de sa laine humide mes chevilles. L’arrivée à l’arrêt République se fait comme un bain de foule, je me surprends à avoir oublié que qu’à ses heures la vie reprend et Strasbourg se pare de ses airs de grande villes aux transports débordants. Le trajet est incomfortable et humide.
Les portes s’ouvrent et la tempête reprend, m’emportant dans son élan. Sous la pluie battante s’entrechoquent les parapluies, les gens aux démarches aléatoires et ceux qui courent espérant atteindre le quai à temps. Qui se surprend une seconde à être inattentif finirait probablement dans la rubrique faits divers. Les autres trajets ne sont pas très différents. Je me demande comment je vais faire face au maintenant de plus tard. Ma première voisine est une dame âgée dont je ne me rappelle que du polaire rose et la partie de bubble saga. Ma deuxième voisine est une des matrices de capuche trop serrée. Le retour au village ne semble pas calmer l’atmosphère : la pluie a cessé, mes ses gouttes continuent de troubler le lac de mon esprit. La porte est encore gonflée par l’humidité et ne s’ouvre que lorsque j’y donne un grand coup de pied qui la fait céder
Je n’ai même pas fini de me déshabiller que mon téléphone commence à brailler : un numéro néerlandais. Deux jours avant, Coen, mon ancien propriétaire néerlandais, m’avait appelé par erreur et m’avait dit qu’il passerait par Strasbourg m’apporter des produits frais. Je décroche donc en français, d’un chaleureux “Coen, tu t’es encore trompé !”, mais je suis déconcertée face à un interlocuteur désorienté qui me demande de parler anglais. Erik? C’est Barbara des Pays-Bas ! Il rigole en disant que mon néerlandais revient, sauf que je n’ai jamais parlé néerlandais devant lui. Il me demande de manière répétée de venir, il est malade, ça à l’air grave, je suis inquiète. Il veut m’aider. Je promets de venir. Il me dit qu’il a hâte. Je ne suis pas sûre de ce qu’il comprend. Alors, je lui parle du bon vieux temps et je raccroche en pleurant. Dur rappel sur la réalité de la mortalité. Je ne sais pas pourquoi, mais je m’attendais au Erik d’avant, même si au fond, je savais déjà alors qu’il aurait une vieillesse compliqué, après qu’il ait déféquer sur le canapé un jour où ne pouvant même pas marcher, il est allé travailler. J’ai l’impression que le monde autour de moi est en tension, que je m’apprête à rompre du bout du doigt, comme une bulle de savon. Tous nous tirons sur la corde, dont maman me demande un mètre pour Noël. Il ne reste plus que cette corde et moi entre la normalité.
Barbara ferreres,2024, tous droits réservés
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